16 February 2011

Allons un peu plus loin avec les manipulations: les interactions bimanuelles asymétriques


Après quelques semaines d’absence, retour au blog ! Dans un précédent post, nous avons parlé de l’avenir des manipulations au sein des NUI et du rôle que la notion d’outils pourrait y jouer. Nous allons aujourd’hui continuer sur ce chemin en regardant de plus près comment nous interagissons avec nos outils.

Quels types d’interactions ?
Le premier point à noter est que la manipulation d’outils chez l’être humain s’effectue majoritairement à l’aide des mains. Ca peut paraitre une évidence mais ça va toujours mieux en le disant. De plus ce n’est pas une règle absolue: essayez donc de conduire une voiture sans utiliser vos pieds... Quoi qu’il en soit, pour la suite de ce post, nous nous intéresserons exclusivement aux interactions manuelles.

Les différents types d’interactions manuelles
Les manières d’interagir avec nos outils sont nombreuses, mais pour cette première approche, nous retiendrons une classification assez simple :
  • Les interaction réalisées à l’aide d’une seule main (interactions unimanuelles) : tourner la poignée d’une porte, …
  • Les interaction réalisées à l’aide de deux mains (interactions bimanuelles), que l’on peut encore distinguer en:
    • Interaction bimanuelles symétriques : sauter à la corde, faire du vélo, conduire sa voiture avec les 2 mains sur le volant, …
    • Interactions bimanuelles asymétriques: jouer de la guitare, manger à l’aide d’un couteau et d’une fourchette, planter un clou, écrire,  …
L’action d’écrire comme exemple d’interaction bimanuelle peut sembler étrange au premier abord. N’utilise t’on pas une seule main pour tenir et déplacer son stylo ? Pourtant, si vous y regardez de plus près, l’importance de la seconde main devient évidente : cette main est non seulement indispensable pour immobiliser la feuille pendant que l’autre écrit mais elle sert également à déplacer régulièrement la feuille sur le plan de travail afin que la première main puisse rester localisée au même niveau du plan de travail. Ceci est parfaitement illustré dans la vidéo suivante.


L’observation de l’activité humaine montre que les interactions bimanuelles asymétriques jouent un rôle de premier plan. En effet, nos activités les plus évoluées impliquent souvent l’utilisation des deux mains, chacune ayant un rôle spécifique. Il parait donc judicieux de nous intéresser de plus près à ce type d’interaction.

Interaction bimanuelles asymétriques : le modèle de la Kinematic Chain (Y.Guiard)
La notion d’asymétrie dans les interactions bimanuelles n’est pas un sujet nouveau mais pendant longtemps, cette séparation des rôles entre les deux mains a été expliquée en terme de préférence ou de supériorité d’une main par rapport à l’autre.

En 1987, le Journal of Motor Behavior  publiait un article d’Yves Guiard, chercheur au CNRS, intitulé “Asymmetric Division of Labor in Human Skilled Bimanual Action: The Kinematic Chain as a Model”. Cette contribution, populaire dans le monde académique, reste assez méconnue du monde de l’industrie informatique et c’est bien dommage. L’idée force introduite par Y.Guiard dans cet article est que dans le cadre des interactions bimanuelles asymétriques, les 2 mains ne devraient pas être « mises en compétition » mais devraient être considérées comme 2 effecteurs coopérant et agissant de concert pour remplir un objectif. 

Y.Guiard propose 3 principes permettant de caractériser les interactions bimanuelles asymétriques.

Principe 1: Relativité spatiale  des mouvements de la main droite par rapport aux mouvement de la main gauche
Considérons par convention que vous êtes droitier. Selon ce principe, les mouvements de la main droite s’effectuent dans un référentiel défini auparavant par la main gauche. C’est par exemple le cas de la main gauche qui bouge puis immobilise la feuille de papier avant que la main droite ne commence à déplacer le stylo pour écrire. Si nous observons la photo suivante d’un artisan balinais sculptant des masques traditionnels, nous voyons que ce principe est encore vérifié.

La main gauche définit un référentiel pour la main droite qui active l’outil (elle positionne et immobilise le masque et stabilise également la direction de l’outil). Soit dit en passant, vous observerez que les jambes et les pieds trouvent également toute leur place dans cette interaction, en complément de la main gauche…

Principe 2: Contraste dans l’échelle spatio-temporelle des mouvements des mains Droite/Gauche
Selon ce principe, les patterns de mouvement des mains droite et gauche présentent une différence d’échelle dans l’espace et dans le temps. D’un point de vue spatial, la main droite effectue des mouvements plus courts et plus précis que la main gauche. C’est par exemple le cas de la main droite qui écrit alors que la main gauche repositionne la feuille de papier. D’un point de vue temporel, la main droite effectue des mouvements à une plus grande fréquence que la main gauche. C’est encore le cas de la main droite qui, pour écrire, réalise un nombre élevé de mouvements entre deux déplacements de la main gauche qui repositionne la feuille de papier.

Principe 3: Précédence de la main gauche dans l’action
Selon ce principe, la contribution à l’action de la main gauche démarre avant celle de la main droite. C’est par exemple le cas de la main gauche qui doit repositionner et immobiliser la feuille de papier avant que la main droite ne commence à écrire avec le stylo.

Quelques considérations additionnelles personnelles

Outils, interactions bimanuelles asymétriques & patterns d’interactions
Arrêtons  nous un moment sur le cas particulier de la manipulation d’un outil, par interactions bimanuelles asymétriques, pour transformer un objet. Je serai assez tenté de dire que même s’il existe certainement d’autres patterns, le plus répandu me parait être :
  • La main gauche définit et stabilise la position et l’orientation de l’objet à transformer. Accessoirement elle sert également à stabiliser la position et l’orientation de l’outil. Elle permet donc de diminuer le nombre de degrés de libertés de l’objet à transformer voire également ceux de l’outil . Conformément au modèle d’Y.Guiard, elle définit donc bien un référentiel pour la main droite.
  • La main droite définit la position et l’orientation de l’outil, active cet outil (transfert d’énergie) et contrôle l’amplitude de mouvement.
Ce pattern est composé de 2 phases :
  • Phase de préparation de l’objet et de l’outil  (implique la main gauche et la main droite)
  • Phase de transformation de l’objet par activation de l’outil (implique la main droite)
Outils & interactions cycliques
Dans la vie courante, la manipulation d’outils à l’aide d’interactions bimanuelles asymétriques est le plus souvent cyclique: le pattern est répété plusieurs fois avant d’atteindre l’objectif de l’action.

Interactions bimanuelles asymétriques &  expertise
L’observation de personnes accomplissant une tâche avec différents niveaux d’expertise est intéressante car rapportée au cadre défini par Y.Guiard, elle permet  de mettre en exergue plusieurs paliers d’expertise.

Palier 1 : Atténuation du principe 2 (Contraste dans l’échelle spatio-temporelle des mouvements des mains Droite/Gauche)
Au fur et à mesure d’une pratique répétée, l’agilité de la main gauche augmente (la fréquence temporelle augmente, la résolution spatiale augmente). Prenons l’exemple d’un guitariste débutant. La main gauche plaque les accords pendant que la main droite transmet de l’énergie aux cordes pour créer le son.


Au fil de sa pratique, le guitariste va certes voir l’agilité de ses 2 mains augmenter, mais à part les arythmiques patentés, la principale progression au début de sa pratique sera celle de la main gauche qui devient de plus en plus agile dans l’enchainement des accords(augmentation de la fréquence temporelle, augmentation de la résolution spatiale) jusqu’à obtenir le tempo désiré.


Palier 2 : Inversion des mains au sein du principe 1 (Relativité spatiale  des mouvements de la main droite par rapport aux mouvements de la main gauche)
Usuellement, nous avons tous une main « préférée », qui nous semble plus précise, plus adroite. C’est souvent la main que nous utilisons pour réaliser les opérations de « précision ». Et pourtant comme le souligne Y.Guiard, nous ne devrions pas penser les interactions bimanuelles asymétriques en ces termes. L’expérience montre d’ailleurs qu’avec de la pratique, le rôle de chaque main peut être inversé. Si vous visionnez la vidéo suivante (entre 0’40 et 2’00) vous verrez un bon exemple de ce que je serai assez tenté d’appeler (improprement) une « interaction bimanuelle asymétrique inversée ».


Newton Faulkner - Guitar 'tutorial' session
envoyé par pandaa_one. - Regardez d'autres vidéos de musique.

Ici, le guitariste utilise la technique dite de hammer-on consistant à taper la corde avec la main gauche. La transmission de l’énergie aux cordes n’est plus effectuée par la main droite comme dans le jeu classique mais par la main gauche. En fait, si vous repensez aux 3 principes définis par Y.Guiard, vous verrez que tout se passe comme si le rôle des 2 mains avait été inversé par rapport au jeu classique.

Palier 3 : Enchainement séquentiel et parallèle de différents types d’interactions
Visionnez encore la vidéo précédente entre 2’00 et 3’30. Vous pourrez y observer une « interaction bimanuelle asymétrique inversée » et une interaction unimanuelle effectuées en parallèle.

Conclusion
Les interactions bimanuelles asymétriques occupent une place primordiale dans le répertoire des interactions avec notre environnement. Leur importance est assurément trop peu prise en compte dans nos interfaces homme/machine actuelles. Il ne reste plus qu’à espérer que les Natural User Interface ne rateront pas le coche.

Post scriptum
Y.Guiard est aujourd’hui Directeur de Recherche du CNRS au sein de TELECOM-ParisTech. Ses travaux sont une source d’inspiration pour toutes les personnes s’intéressant aux interactions homme machine, allant de l’étude de la loi de Fitts dans les espaces multi-échelles à la définition de nouveaux types d’interactions pour les surfaces tactiles comme l’approche CycloStar.

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